La Liberté

Portrait de famille des «piétons de Mai»

Mai 68, ce n’est pas que des étudiants à Paris, mais des militants de toutes origines sociales loin à la ronde

Exemple de la diversité des acteurs et des revendications de Mai 68, la grande manifestation du 24 mai 1968 à Nantes était menée par des paysans s’opposant au «régime capitaliste» et réclamant «la révolution complète de la société».  © AFP
Exemple de la diversité des acteurs et des revendications de Mai 68, la grande manifestation du 24 mai 1968 à Nantes était menée par des paysans s’opposant au «régime capitaliste» et réclamant «la révolution complète de la société». © AFP


Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 27.04.2018

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Mai 68 »   Dans la mémoire collective, Mai 68 se réduit souvent à un événement bien circonscrit dans le temps, l’espace et l’action, comme le veulent les conventions du théâtre classique. L’unité de temps, c’est mai-juin 1968, l’unité de lieu, le Quartier latin à Paris, l’unité d’action, les manifestations des étudiants de la Sorbonne. En fait, le mouvement social a été mené durant plusieurs années – les années 68 – par des milliers de «militants ordinaires» issus de diverses origines sociales, dans de nombreuses villes de France, et par répercussion loin à la ronde.

Qui étaient ces combattants anonymes et que sont-ils devenus? Professeur de sociologie politique à l’Université de Lausanne, Olivier Fillieule a mené l’enquête avec une équipe de chercheurs dans les cinq métropoles françaises de Lyon, Marseille, Nantes, Rennes et Lille. L’étude1, qui a permis d’identifier 3700 militants, se base sur des entretiens approfondis auprès de 366 personnes. Elle brosse pour la première fois un portrait significatif, sinon représentatif, de la grande famille soixante-huitarde.

Votre champ d’étude a été voulu très large. Pourquoi?

Olivier Fillieule: Entre Mai 68 et aujourd’hui s’est construit un mythe de 68 autour des étudiants parisiens. On ne retient plus que les leaders du Quartier latin, des étudiants souvent d’origine bourgeoise, fréquentant de grandes écoles, la Sorbonne et Nanterre, et qui deviendront des hommes politiques connus, comme Daniel Cohn-Bendit ou Alain Geismar. Or ce mythe oblitère complètement les «piétons de Mai», les militants ordinaires qui ont peuplé les manifestations de France et d’ailleurs. Nous avons voulu rétablir la mémoire de ces protagonistes des années 68, notamment parce que leur parcours n’est pas du tout le même que celui des leaders.

Qui étaient ces nombreux militants de la base?

Notre enquête a permis de dégager trois profils types. Le premier comprend des militants nés dans les années 1930, d’abord ouvriers, petits employés ou paysans. Déjà engagés politiquement contre la guerre d’Algérie, ils sont souvent marqués par une socialisation chrétienne. Ils vont manifester en 1968 puis continuer à s’engager dans les syndicats, conservant un ancrage à gauche très net.

Le second groupe, le plus important en nombre et le plus féminin, est constitué en 1968 de jeunes employés et de futurs enseignants de collèges, travailleurs sociaux ou cadres moyens. Engagés dans des mouvements opposés à la guerre du Vietnam, ils militent d’abord dans l’extrême gauche, puis – principalement les femmes – dans les mouvements féministes, et à la fin des années 1980 dans les mouvements sociaux, associatifs ou altermondialistes.

Les plus jeunes, enfin, sont des lycéens et étudiants appartenant plus que les autres à la classe moyenne ou supérieure. Très actifs en 1968 dans les mouvements gauchistes, trotskistes ou maoïstes, ils se réfugient dès le milieu des années 1970 dans le syndicalisme. Ils militent alors souvent dans les professions qu’ils embrassent. Par exemple, de nombreux membres de la Ligue communiste révolutionnaire deviennent inspecteurs du travail, ce qui leur permet de mieux faire respecter les droits syndicaux. D’autres deviennent avocats civilistes, s’occupant des questions de logement, des migrants ou des sans-papiers.

Ces militants ont-ils profité de Mai 68 ou ont-ils été pénalisés?

Professionnellement, les ouvriers ont été ceux qui ont payé le plus cher pour leur engagement. Alors même que dans les années 1970, la structure sociale de la société tout entière opère une translation vers le haut. Il est vrai que certains n’avaient pas forcément envie de «grader», préférant rester attachés à leurs idéaux politiques, mais beaucoup ont pâti de la répression syndicale. Les enseignants ou travailleurs sociaux du second groupe connaissent aussi souvent un déclassement social. Bien qu’ayant atteint un bon niveau d’étude, une licence ou un doctorat, beaucoup sont dans le refus de parvenir et embrassent des professions plus modestes, voire s’établissent en usine pour mener un travail politique. Certains rattraperont toutefois ce retard volontaire de carrière dans les années 1980-90. De leur côté, les étudiants de la classe moyenne ou supérieure ont souvent progressé dans leur parcours professionnel.

Vous avez aussi analysé l’impact de Mai 68 sur la vie affective et familiale des militants…

En comparaison avec la population générale, les militants ont une vie affective plus mouvementée. Ils se marient moins et plus tard, divorcent plus souvent, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont malheureux. Ils ont un peu moins d’enfants. Ces soixante-huitards sont en quelque sorte aux avant-postes de la transformation des mœurs ainsi que des changements de modèles familiaux et éducatifs. Le choc de la libération sexuelle est particulièrement grand pour les chrétiens de gauche, encore marqués par une éducation religieuse forte. Alors que l’un des slogans de Mai 68 est «Jouissez sans entrave», ils ont du mal à gérer ces potentielles contradictions, leur sexualité, l’éducation des enfants.

Peut-on brosser le même portrait de famille pour les soixante-huitards suisses?

Une enquête sur la Suisse est en cours dans mon laboratoire à l’UNIL (CRAPUL), qui n’est pas encore parue. En termes de profils socioprofessionnels, de destins, de prégnance des socialisations religieuses, les proximités sont grandes. Ce qui change, c’est le contexte, tant politique qu’économique. En Suisse, la gauche de la gauche est beaucoup plus faible qu’en France. Dans les années 1970, la crise économique est là aussi, mais pas dans les mêmes proportions.

Au vu de votre étude, peut-on encore parler de génération 68?

Le concept de génération 68 est un mythe. Pour qu’il y ait génération, il faut que des gens d’une même cohorte d’âge soient exposés aux mêmes événements dans les mêmes circonstances. Le terme a commencé à être utilisé à la fin des années 1980, lors de la sortie de l’ouvrage Génération d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, qui ne porte que sur une quarantaine de soixante-huitards parisiens. Cet ouvrage de référence a contribué à la construction d’une mémoire biaisée, indexée sur le seul devenir de cette poignée de personnes.

1 Olivier Fillieule (dir.), Changer le monde, changer sa vie – Enquête sur les militantes et militants des années 1968 en France, Ed. Actes Sud, 2018. Et Olivier Fillieule, Isabelle Sommier (dir.), Marseille, Années 68, Ed. Presses de Sciences Po, 2018.

Retrouvez demain notre numéro spécial Mai 68 – 50 ans après.

 

Mai 68 En dates

22 mars
Uni de Nanterre occupée. Création du Mouvement du 22 mars avec D. Cohn-Bendit.

11 avril
Attentat contre le leader étudiant de RFA Rudi Dutschke. Manifs au Quartier latin.

2 mai
Fermeture de l’uni de Nanterre. La Sorbonne est occupée.

6 mai
Barricades au Quartier latin. 600 blessés.

13 mai
Grève générale

15 mai
Le mouvement s’étend à toute la France, à plusieurs pays d’Europe et jusqu’au Brésil et au Mexique.

24 mai
Apogée du conflit avec dix millions de grévistes.

4 juin
Lente reprise du travail.

29 juin
Manif à Zurich, 60 blessés. PFY


 

Mai 68, un «étalon» pour les mouvements sociaux en France

Le jubilé de Mai 68 contribue-t-il à attiser les grèves qui agitent actuellement la France? «A chaque fois qu’un mouvement étudiant est un peu fort, la référence à Mai 68 est immédiate. En 1986, je me souviens avoir défilé avec des pancartes jouant sur l’inversion 68-86. Ce qui s’est passé en 1968 est devenu une sorte d’étalon», observe Olivier Fillieule. Le professeur de sociologie politique estime cependant qu’on est très loin aujourd’hui du mouvement de 1968. Les militants de l’époque étaient animés de «grandes idées» sur le tiers-monde, le Vietnam, la Palestine, le Chili, l’Espagne franquiste… Leurs espoirs révolutionnaires n’apparaissaient pas irréalistes. Aujourd’hui, ces défis structurants n’existent plus. Reste que l’actuelle commémoration, avec l’engouement médiatique qu’elle génère, pourrait «donner envie» à des étudiants. D’autant plus, souligne le professeur, que c’est la première fois cette année qu’on met en valeur, par des témoignages, le rôle des militants de la base, plutôt que de diffuser la traditionnelle «image démobilisatrice de soixante-huitards renégats ayant trahi leurs idéaux». Certains étudiants parisiens rêvent d’un Grand Soir. Pour en arriver là, il faudrait toutefois «une réelle convergence des luttes» entre étudiants, lycéens et ouvriers. «On en est loin. Et le gouvernement frappe fort pour décourager l’extension du mouvement.» PFY

Radio: Ve: 13 h 30

 

Documentaire : « Mai 68 avant l'heure »

Histoire Vivante, dimanche 29 avril à 20h50 sur RTS Deux


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