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Mauvais genre • La prostitution a inspiré Florence Hügi pour sa nouvelle chronique féministe.

Et pourquoi ça dérange tant qu’un homme aille payer des prostituées alors que cela existe depuis que le monde est monde? © Keystone
Et pourquoi ça dérange tant qu’un homme aille payer des prostituées alors que cela existe depuis que le monde est monde? © Keystone

Florence Hügi

Publié le 03.09.2015

Temps de lecture estimé : 3 minutes

«Si je vais bien? Oui, ça va. Surtout depuis que je vais aux putes. Pour l’hygiène, tu comprends?» Rencontre impromptue sur un trottoir avec un vieux pote un peu perdu de vue, nouvellement célibataire. Tout à fait intégré, civilisé, lavé récemment, payant ses impôts, deux gamins, cuisine Ikea, nickel. Il a fallu lui répondre. Trouver une parade intelligente, pertinente, critique, incisive, brillante, sans montrer les crocs. Une sorte de diversion si possible légère et drôle pour marquer le coup et faire passer subtilement tout ce que je pense de sa remarque. «Ah. Et ça coûte combien?», j’ai dit.

J’aurais pu opter pour «Ah bon? Tu penses à ce que ça veut dire pour la pauvre fille qui a dû s’envoyer ta nouille?» (pas très subtil, je l’avoue) ou alors «Si tu étais une femme, tu ferais comment? Tu irais t’acheter un sex toy sur Kiss Kiss?» ou «Je peux savoir en quoi tes histoires de tuyauterie me concernent? Si jamais, j’ai des trucs à raconter sur mes hémorroïdes…» Mais non. J’aurais pu lâcher négligemment: «Bien sûr, maintenant qu’Amnesty a choisi de dépénaliser la prostitution, tu crois qu’il n’y a plus de souci. Mais fais attention mon gros, les clients sont mal vus, ces temps-ci.» Ou alors modeler ma réponse, petit doigt bien haut et voix pointue: «Sais-tu au moins mon brave si les dames que tu vois, - «vois» étant un doux euphémisme -, font partie de réseaux de traite d’êtres humains?» Non plus. Sidérée tel le lapin pris dans les phares d’une voiture, je me suis enquise du prix de la passe. Fuite, honte et mortification.

Et pourquoi ça dérange tant qu’un homme aille payer des prostituées alors que cela existe depuis que le monde est monde? Grisélidis, la grande, belle et puissante Grisélidis Réal, me revient en tête. La papesse des putes, celle qui n’a rien nié de sa misère et de l’oppression, qui a offert de la noblesse à cette profession de caniveau, en a fait un vrai métier, s’est syndiquée. Ce choix qu’elle a fait, revendiqué, existe malgré tout ce que ça heurte en nous.

Et puis Virginie Despentes. Même elle, en racontant sa prostitution occasionnelle, a buté. «Dire qu’on a «fait des clients», c’est se mettre à l’écart et se soumettre aux fantasmes les plus sordides. Elles, on exige qu’elles soient salies. Si elles ne filent pas droit dans leur discours en venant se plaindre du mal qu’on leur a fait, on s’occupera de leur cas. Dire qu’on va aux putes, c’est différent. Ça ne fait pas d’un homme un homme à part, ne le marque pas dans sa sexualité, ne le prédéfinit en rien.» L’obligation de la victimisation silencieuse pour elles, l’insouciance sifflottante, encore, pour eux.

=> Grisélidis Réal, «Le noir est une couleur», Ed. Folio 2007 (paru en 1974).

=> Virginie Despentes, «King Kong Théorie», Ed. Grasset (2006).

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